Le sacrifice a-t-il une fonction sociale ?

Un texte de Lucien Scubla, intitulé

« Le sacrifice a-t-il une fonction sociale ? », 

Pardès 2/2005 (N° 39) , p. 143-159

Couverture de la revue Pardès intitulée La Bible et l'homme

La fonction sociale du sacrifice aide à comprendre le caractère inévitable du phénomène de bouc émissaire.

 

Le texte commence par ceci : « Il n’est pas facile d’établir la fonction d’une institution. Même celle d’un organe est souvent problématique, car une fonction manifeste peut cacher une fonction latente. C’est ainsi que « l’ablation de l’estomac ne retentit pas seulement sur la digestion mais aussi sur l’hématopoièse ». La fonction que les hommes attribuent à leurs rites est donc une chose, les effets qu’ils produisent une autre chose. Or, pour déterminer ceux-ci, l’anthropologue n’a pas la possibilité, comme le biologiste, de faire des ablations et d’étudier leurs conséquences. Il peut seulement observer des sociétés qui font des sacrifices, d’autres qui n’en font pas. Il est dans la position d’un naturaliste qui pourrait seulement constater que tel animal possède un estomac et que tel autre en est dépourvu. Avec cet inconvénient supplémentaire que, si l’estomac est un organe bien identifié, le sacrifice reste une pratique mal définie et sujette à controverses.

Et se termine par ceci : « La suite de l’histoire montre aussitôt en quoi consiste l’efficacité du sacrifice. C’est parce qu’Abel met à mort les premiers-nés de son troupeau, qu’il ne devient pas meurtrier, et parce que Caïn ne fait pas de sacrifice animal qu’il est homicide. Il s’agit là d’une loi naturelle qui s’impose à Dieu lui-même, et qui explique la protection accordée à Caïn. Au fond, tout se passe comme si, faute de victime animale, la mise à mort d’Abel était ou valait un sacrifice, et donc comme si Caïn était une sorte de sacrificateur, c’est-à-dire un être à la fois indispensable et pourtant impur. Pour saisir toute la portée de ce passage de la Genèse, il faut le rapprocher de l’épisode non moins célèbre du sacrifice ou de la « ligature » d’Isaac. Cet épisode, ainsi que le thème récurrent du rachat des premiers-nés, montrent que chez les Hébreux, comme ailleurs, la victime sacrificielle idéale est un être humain, mais aussi qu’il est possible de détourner la violence rituelle et, avec elle, toute la violence humaine, sur une victime animale. En revanche, l’histoire de Caïn et Abel laisse entendre qu’il serait dangereux, ou du moins prématuré, de vouloir se soustraire totalement de l’ordre sacrificiel et s’affranchir de toute violence. Qui veut faire l’ange fait la bête. On peut sacrifier un animal à la place d’un homme, mais en voulant remplacer le sacrifice animal par des offrandes végétales, on prend le risque de retomber dans la violence même que l’on voulait éviter.

Bref, et pour répondre à la question qui nous était posée, le sacrifice a bien une fonction sociale, et elle est essentielle. Car, c’est un moyen violent de tromper la violence, de lui céder localement du terrain pour mieux la dominer globalement, de la contenir dans les limites les plus étroites possibles. Mais sans que cette violence, probablement, puisse être réduite à zéro. Telle est la conjecture qui ressort de nos analyses et de nos exemples. Jusqu’à preuve du contraire, elle semble corroborée par l’histoire pleine de bruit et de fureur des sociétés humaines. »

Il y est exposé cette idée capitale, qui justifierait la nécessaire périodicité du rite d’exclusion :  » Expulsion et communion ne sont pas seulement deux traits distincts du sacrifice. L’une est la condition de l’autre : c’est en réitérant périodiquement l’expulsion de la victime émissaire que le sacrifice tisse le lien social et crée une union stable entre les hommes. »

Le texte complet : ici